Le deuxième porte avions : mythe ou réalité 

(lu dans la Revue maritime n°457 octobre 2000)

 

                   La plus importante économie que l’on puisse faire dans la constitution des armements navals, c’est celle des arguments utilisés pour démontrer le caractère indispensable du porte-avions, cette plate-forme mobile originale capable de mettre en œuvre les moyens aériens les plus divers d’attaque ou de défense, à partir des eaux libres de la mer du large et à grande distance du territoire national. 

                   Plus personne en effet ne songe sérieusement à nier l’utilité de ces unités navales qui figurent aujourd’hui, dans différentes configurations, à l’inventaire des marines américaine, britannique, espagnole, italienne, brésilienne, indienne, française et même thaïlandaise. 

                   En fait, seuls la France et les Etats-Unis disposent de porte-avions opérationnels à catapultes et brins d’arrêt, capables de mettre en œuvre des avions lourds de chasse, d’assaut ou de guet aérien, l’« Amiral Kuznetsov » en Russie n’ayant que les brins d’arrêt et le « Minas Gerais » au Brésil arrivant à bout de bord après 55 ans d’existence. Toutes les autres nations ont recours au principe du décollage et de l’atterrissage court ou vertical, au détriment de l’autonomie et de la capacité d’emport des avions embarqués. 

                   Les porte-avions français ont été utilisés intensément par les divers gouvernements de la République, aussi bien, dans les temps anciens, en Indochine ou à Suez, que dans les crises les plus récentes du golfe arabo-persique, du Liban, de la Bosnie, du Kosovo ou en d’autres circonstances plus discrètes et donc moins connues. Notre pays aurait bien du mal à démontrer qu’il peut se passer, même temporairement, de l’un des moyens militaires dont il a été, après les Etats-Unis, le principal utilisateur au cours des cinquante dernières années. 

                   Il est donc surprenant que la décision de construire un deuxième porte-avions soit toujours en attente alors que l’on s’apprête à définir les grandes lignes de la loi de programmation militaire succédant à l’actuelle période 1997-2002. 

                   Sur le plan opérationnel, le doute n’existe pas : on ne peut se priver des porte-avions ; le passé le démontre, le présent le confirme dès lors que la capacité d’action reprend une singulière importance dans les nouvelles situations de crise. Compte tenu des nécessaires périodes d’indisponibilité (35 % environ de la vie du bâtiment), la deuxième plate-forme est indispensable pour être en mesure de répondre en toutes circonstances aux sollicitations du gouvernement. 

                   Sur le plan financier, il faut raison garder. L’ordre de grandeur des coûts n’est pas dans les esprits : une fois payée la DIL (développement, industrialisation, logistique initiale) – et elle l’est –, un porte-avions de 40 000 tonnes vaut une douzaine de milliards. Développements compris, l’Atlantique 2 a coûté 27 milliards pour 28 avions, le Hadès, mis en gardiennage aussitôt produit, 14 milliards, le Rafale représentera une dépense totale proche de 200 milliards et nombre d’autres exemples pourraient être cités, du programme PALEN au lance-roquettes multiples ou à l’ASTER. 

                   En se reportant aux travaux de planification, on est donc curieusement surpris que dans le modèle d’armées 2015, le deuxième porte-avions soit la seule rubrique assortie du renvoi « si les conditions économiques le permettent ». Il semble pourtant qu’elles aient permis bien d’autres choses et sans la moindre émotion. De plus, la situation présente montre à l’évidence que ces conditions économiques sont, à ce jour, plus que favorables. 

                   Si l’on en revient à l’actualité immédiate du budget 2000, on constate qu’aujourd’hui, sur les 19.687 MF du titre V Marine, 3852 sont consacrés à la FOST[1] (construction, entretien et MCO[2]), 2963 aux constructions aéronautiques et 1761 seulement aux constructions Flotte. Compte tenu de la composante « Frégates », des nouveaux TCD[3], des futurs SNA[4] et du programme « Horizon », c’est effectivement peu d’argent disponible. Mais dans la décennie en cours, avec l’admission au service actif du troisième SNLE[5] en 2003 et du quatrième en 2008 et l’échelonnement des paiements du Rafale Marine, on peut espérer le retour d’un meilleur équilibre entre les trois lignes budgétaires FOST, Flotte et Aéro, malgré la montée en puissance du NH 90. 

                   Formons alors l’hypothèse, conforme à la raison et à la nécessité, de la construction du deuxième porte-avions sur la période 2003-2008 et la suite. De quel porte-avions peut-il s’agir ? Il y a, en première approximation, trois solutions possibles : la reconduction à l’identique, aux détails près, de l’actuel PAN « Charles de Gaulle », l’abandon du nucléaire pour une autre forme de propulsion, probablement par turbines à gaz, enfin une définition commune franco-britannique, étant admis que la Grande-Bretagne veut mettre en service deux porte-avions (oui, deux bien sûr !) de 40 000 tonnes. 

                   Partons d’abord de la situation actuelle, c’est-à-dire des caractéristiques du « Charles de Gaulle » à la fin de l’année 2000, lors de son admission au service actif, quatorze ans après l’ordre de mise en chantier et de nombreuse péripéties budgétaires. Voilà une coque propulsée de 40 600 tonnes à pleine charge, dotée de deux chaufferies nucléaires K 15, identiques à celles des nouveaux SNLE, délivrant en bout d’arbre 83 000 CV sur deux hélices à quatre pales fixes. 

                   Très proche des « Clémenceau » et « Foch » dans ses formes générales (261,5 ´ 64,36 ´ 8,5 contre 265 ´ 51,2 ´7,5) ce qui permet l’utilisation des bassins de carénage nationaux sans modifications, le « Charles de Gaulle » dispose de 12000 m2 de pont d’envol contre 8800 à ses prédécesseurs, de 4600 m2 de hangars pour 3300 au « Foch », de 5000 m3 de carburéacteur au lieu de 3000 et d’une capacité accrue d’emport de munitions, à quoi s’ajoute une importante réserve de combustible pour les navires de l’escorte en cas de retard des pétroliers ravitailleurs au cours de transits à grade vitesse vers la zone d’action. 

                   Toutes ces performances sont dues à la compacité du système de propulsion nucléaire qui permet en outre une meilleure disposition des ascenseurs, tous deux latéraux et sur l’arrière du bloc-passerelle, et un aménagement du pont d’envol mieux adapté pour placer les deux catapultes à vapeur de 75 mètres (et non plus 50 mètres) et les trois brins d’arrêt. Autre caractéristique nouvelle, l’autonomie de déplacement est illimitée entre deux changements de cœur des réacteurs à l’échéance de cinq années, pouvant sans doute être portée à sept. 

                   Ainsi défini, le « Charles de Gaulle » peut mettre en œuvre un groupe aérien de 40 aéronefs (Super Etendard modernisé, Rafale Marine, Hawkeye, et les hélicoptères Super-Frelon, Dauphin et plus tard NH 90) jusqu’à une masse maximale au catapultage de 25 tonnes. 

                   C’est une très belle réussite, malgré les difficultés rencontrées aux essais, difficultés réelles, normales, mais dont l’opinion publique s’est fait, au travers des médias, une idée approximative, exagérée, à ce point excessive et critique qu’elle s’est complètement déconnectée de la réalité. 

                   Les trois principales concernaient, en premier lieu, les électro-pompes de circulation du circuit secondaire du réacteur qu’il a fallu modifier mais qui ont fait tressaillir d’aise les commentateurs, s’agissant du nucléaire, sans qu’ils n’aient distingué la différence essentielle entre primaire et secondaire ; en second lieu, la position des safrans que l’on a rapprochés du flux des hélices pour supprimer les vibrations apparues dans certaines plages de vitesses ; enfin, l’adjonction à la piste oblique d’un bloc de trente tonnes et 4,40 mètres pour un coût de 7 MF, à la suite des essais à Lakehurst, aux États-Unis, en appontage simulé sur piste, de l’E2C Hawkeye dans toutes les configurations possibles d’impact sur le pont. En effet, avec une prise du troisième brin, une élongation maximale de ce brin et un décalage de six degrés par rapport à l’axe, la marge de manœuvre devant la roulette de nez se réduisait à 4 mètres, ce qui rendait pratiquement impossible l’évitement autonome au moteur, en direction du parking, nécessitant alors l’intervention du personnel de pont d’envol. 

                   Avant de laisser entendre que le PAN avait été conçu avec un pont trop court et ne pouvait ni faire décoller ni recueillir ses avions, les commentateurs auraient pu affiner leurs connaissances, s’apercevoir qu’il s’agissait seulement du Hawkeye en phase terminale d’appontage, dans une configuration dégradée et savoir que le même phénomène existe sur les porte-avions américains CV 63 et CV 64 (Kitty Hawk et Constellation) où la marge est nulle avec cinq degrés d’écart par rapport à l’axe. Les Américains s’accommodent de cette éventualité, les Français n’en ont pas voulu. 

                   Revenons maintenant aux trois possibilités ouvertes pour la définition d’un deuxième porte-avions : l’identique, le classique, la coopération. 

                   Faisons tout de suite litière de la coopération, en l’occurrence avec les Britanniques. Nous savons d’expérience que le Royaume Uni est le plus fervent défenseur de ces projets communs, au moins tant qu’il s’agit de présider les groupes de travail, de les localiser à Londres et de disserter sur les caractéristiques tant qu’elles s’approchent de celles concernant la Royal Navy. Les « vieux de la vieille », instruits par les expériences antérieures de la NFR 90, de la torpille légère, de la Frégate « Horizon » sont parfaitement capables de prévoir l’instant où la Grande Bretagne se retirera du projet. Il suffit de fixer la date à laquelle les contributions importantes nécessaires au démarrage de la fabrication seront exigées des partenaires. Nul besoin de boule de cristal, la coïncidence entre cette date et celle du retrait britannique est assurée. 

                   Autant dire que cette solution semble devoir être écartée, d’autant plus que les Anglais disposent du Sea Harrier et s’intéressent au Joint Strike Fighter (JSF) dans des configurations STOVL[6] ou STOBAR[7] du porteur, alors que nous allons utiliser le Rafale Marine et le Hawkeye, dont les conditions de mise en œuvre sont tout à fait différentes. Il y a là, c’est le moins qu’on puisse dire, une certaine forme d’incompatibilité prévisible. 

                   Sur le retour à la propulsion conventionnelle, il y a beaucoup à dire. D’abord, sur le plan technique, il est certain qu’il faudra redessiner un nouveau bateau avec un bloc-passerelle différent, compte tenu des conduits d’évacuation, du rayonnement infra-rouge moins facilement contrôlable, de la chaudière auxiliaire pour la vapeur des catapultes et d’un encombrement des groupes propulsifs sans doute plus important qui conduira peut-être à des dispositions moins performantes du pont d’envol pour ce qui concerne l’emplacement des ascenseurs, celui des catapultes et la surface des parkings. 

                   Sur le plan opérationnel, il faudra renoncer à l’autonomie quasiment illimitée de déplacement et accepter une réduction corrélative des capacités d’emport en carburéacteur, en munitions et, accessoirement en combustible complémentaire pour l’escorte, ce qui n’est pas sans conséquence sur la rapidité de déploiement du groupe aéronaval. 

                   Sur le plan financier, il est certain qu’il faudra reconstituer une DIL pour un seul porte-avions à propulsion conventionnelle, perdant ainsi l’acquis de celle payée pour le développement du « Charles de Gaulle » dans une perspective à deux porte-avions. Cette DIL avoisinait les six milliards de francs en monnaie de 1990. Additionnée avec les douze ou treize milliards de construction du PAN, elle permettait d’avancer, à juste titre, un coût total d’acquisition de dix-huit à vingt milliards de francs, auquel s’ajoutait parfois, de la part de certains commentateurs heureux de charger la barque, le prix, il est vrai considérable, de la version Marine des avions Rafale, sans vouloir tenir compte du fait que le navire est financé sur la ligne « constructions neuves de la Flotte » et l’avion sur celle des « constructions aéronautiques ». Les deux postes de dépenses sont liés bien sûr mais on ne peut les décompter deux fois en deux endroits différents dans les documents budgétaires pour mieux impressionner défavorablement le public. La DIL initiale serait ainsi en partie perdue, ce dont tout le monde se moque, compte tenu du fait que la somme est déjà dépensée et n’intervient donc plus dans les réflexions sur les budgets futurs. Je persiste à croire que même si l’ancienne DIL n’est plus exactement adaptée au futur porte-avions nucléaire construit presque à l’identique du « Charles de Gaulle », il y aurait sans doute dans ce cas une appréciable économie sur les études et le développement du deuxième porte-avions. 

                   Une chose est sûre en tout cas : on ne pourra pas refaire à la Marine le coup de l’addition du prix des avions à celui des porte-avions pour maximaliser la charge financière du programme. Le paiement du parc aérien sera en voie d’achèvement lors de la construction éventuelle de la deuxième unité. 

                   Enfin, on ne peut ignorer le poids médiatique et politique du lobby anti-nucléaire. J’ai le plus grand respect pour l’écologie, mais avec de sérieux doutes sur l’objectivité et l’impartialité des écologistes. Il y a là une volonté pathétique et obstinée de destruction de tout ce qui touche au nucléaire, sans le moindre égard pour les risques accrus de pollution atmosphérique par l’excès de gaz carbonique et d’oxydes de carbone ou d’azote produits par la combustion de combustibles fossiles dans les centrales classiques de production d’électricité ou de propulsion des navires de surface. Les sous-marins sont moins directement concernés par ces critiques car on ne les voit pas, surtout les SNLE, et pourtant le maintien des sous-marins nucléaires d’attaque à Toulon, au cœur de la ville, peut constituer un point faible du dispositif. Pour la propulsion nucléaire des navires de surface, c’est une autre affaire, surtout quand il s’agit de la masse bien visible de ces sacrés porte-avions capables d’apporter une contribution importante et parfois déterminante à la résolution des crises dont certains pourraient souhaiter qu’elles perdurent. 

                   La question dépasse ici la compétence des militaires, surtout de ceux qui ont quitté le service actif. Mais le citoyen est en droit de se demander si l’arrangement politique entre factions hétérogènes d’une majorité occasionnelle peut faire prévaloir l’harmonie d’une coalition temporaire sur l’intérêt national objectif. C’est dans cet esprit que je suis amené à soutenir fermement l’inscription d’un deuxième porte-avions à la future loi de programmation militaire et en recommander une définition aussi proche que possible de celle du « Charles de Gaulle ». 

                                                                                                        Amiral (2s) Alain DENIS



[1] FOST : Force océanique stratégique

[2] MCO : Maintien en condition opérationnelle

[3] TCD : Transport de chalands de débarquement

[4] SNA : Sous-marin nucléaire d’attaque

[5] SNLE : Sous-marin nucléaire lanceur d’engins

[6] STOVL : Short taking off and vertical landing

[7] STOBAR : Short taking off but arrested gears